YASMINA KHADRA : « LA TUNISIE, L’ALGéRIE ET LE MAROC SONT UN MêME PEUPLE »

Dans son nouveau roman, l’écrivain algérien exalte la notion du vivre ensemble, malgré nos différences. Ses réponses aux questions politiques vont dans le même sens.

Pour Yasmina Khadra, chaque roman est l’occasion de se revisiter, dans les lieux, dans les thèmes. Avec Cœur d’amande, l’écrivain algérien né en 1955 à Kenadsa (Algérie) regarde du côté de la France, d’abord du côté des buttes de Montmartre à Paris, puis à la Roque d’Anthéron, dans les Bouches-du-Rhône (sud de la France).

Nestor est un nain, ce qui lui a valu le rejet de sa propre mère à la naissance. Mais cette différence, il en fait sa force et il développe avec son environnement des sentiments forts : l’amour fusionnel qui le lie à sa grand-mère, la solidarité qui règne dans son quartier, l’amitié avec Léon née d’une rencontre au hasard…

Yasmina Khadra, le romancier, nous emporte une nouvelle fois avec son style flamboyant et une galerie de personnages aussi hauts en couleur qu’attachants. Yasmina Khadra, l’intellectuel, répond à nos questions d’actualité avec le même franc-parler que son personnage principal.

Jeune Afrique : Cœur d’amande est l’histoire d’un homme, Nestor Landiras. C’est aussi l’histoire d’un quartier dans lequel règne l’entraide et le multiculturalisme : les buttes de Montmartre. L’esprit qui y domine est résumé par la phrase de l’un des personnages : « Tes problèmes sont notre problème. » Ce quartier multiculturel et solidaire existe-t-il encore dans nos sociétés ?

Yasmina Khadra : Bien sûr qu’il existe. La proximité produit deux choses diamétralement opposées, le rejet ou bien la complicité. Autant le racisme est virulent par endroits, notamment là où le cœur est en panne de débit, autant l’amitié est fédératrice lorsque l’on dépasse le stade anal du moi. Il suffit de s’asseoir sur un banc, dans un square à Barbès, pour voir défiler des groupes de personnes de différents horizons parfaitement soudés. On les entend rire, se taquiner, se confier les uns aux autres et partager équitablement le meilleur et le pire. Ces gens-là ont compris ce qu’est vivre, et c’est tant mieux pour eux.

Cœur d’amande met aussi en scène la formidable histoire d’amour entre Nestor et sa grand-mère. Ce lien intergénérationnel est-il en train de disparaître dans nos sociétés, en France et en Algérie ?

En Algérie, les grands-parents ne mourront jamais seuls. Ce n’est ni dans notre culture ni dans notre mentalité. Il y aura toujours un toit pour une mamie et pour un papi, ou pour les deux. Certes, il arrive à une infime minorité de regarder ailleurs lorsqu’un vieillard devient « encombrant », mais ce vieillard est aussitôt pris en charge par un fils, une nièce, un neveu ou un proche. Ce n’est pas seulement une question de religion – la nôtre déifie presque les parents –, nous sommes ainsi faits, empathiques et pleins de gratitude pour nos chibanis (« vieux » en arabe) et nos jeddas (« grands-mères »).

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Dans la vie de quartier revient aussi le problème des papiers, à travers Kader. Nestor lui dit : « Qu’est-ce qu’ils cherchent à la préfecture ? Qu’on rase toutes les forêts ? » Quel est votre point de vue sur la politique française d’immigration, en particulier sur la dernière loi « immigration » ?

Je n’ai pas d’avis. Chaque État a le droit d’établir ses propres lois. Ce qui est déplorable, c’est qu’en politique, on cherche toujours un bouc émissaire là où l’on ne parvient pas à trouver une solution aux problèmes. L’immigration est devenue une diversion en Europe. Le discours insidieux et forcément séditieux trahit les errements d’une politique qui navigue à l’aveugle, au risque de sombrer dans un naufrage aux conséquences dévastatrices.

Cœur d’amande traite aussi de l’acceptation de la différence, Nestor étant un nain. Léon, l’un des personnages, affirme : « Nous sommes tous formatés, Nestor. On nous a implanté une puce dans le cerveau pour que l’on se conforme aux idées reçues et se dissolve dans la masse comme des crachats dans les rinçures… » Est-ce que c’est de ce formatage des idées dont a été victime la boxeuse algérienne, championne olympique, Imane Khelif ? Et qu’avez-vous pensé de la polémique autour d’elle, dont l’une des meneuses est J.K. Rowling ?

La méchanceté existe partout. Elle est l’exutoire de toutes les frustrations, l’expression de l’ensemble des dérives. Ce qui s’est passé avec notre championne Imane Khelif est symptomatique d’une régression généralisée. Tous les ingrédients sont désormais réunis pour que le monde parte en vrille. Il est du devoir des gens raisonnables de tempérer les humeurs, de veiller à rappeler à l’ordre les imprudents. Quant à Mme J.K. Rowling, son immense talent ne la dispense pas de la maladresse. Elle est plus blâmable que la boxeuse italienne [Angela Carini s’était retirée 46 secondes après le début du combat et n’avait pas serré la main d’Imane Khelif après l’annonce de la décision de l’arbitre] à cause de son audience planétaire. Elle aurait dû calmer les esprits au lieu de se hasarder là où il n’y avait rien à voir.

La question de l’humour se pose dans votre roman à travers la blague de Pierre sur le nanisme de Nestor, mais Léon fait cette remarque à Nestor : « Même toi, tu ne peux pas t’empêcher de débiter des conneries. » Quelles sont les limites de l’humour et doit-on interdire certaines formes d’humour dans les médias ?

Seule l’ignominie est inacceptable. L’humour qui fait mal s’appelle cynisme, provocation assassine, méchanceté gratuite. Sa cruauté est plus lâche que l’invective. Dans mon livre, il n’y aucune allusion blessante. C’est le langage de la rue, du quartier, le langage des gens qui s’apprécient parce qu’ils cohabitent avec les mêmes infortunes et les mêmes espoirs. Mon roman a été écrit pour faire du bien. Son écriture a été un bonheur pour moi, un bonheur que j’espère partager avec mon lectorat. Tous les retours me réconfortent. Le message a été intercepté en plein vol, comme le vœu qui accompagne les étoiles filantes.

Que pensez-vous des tensions diplomatiques à répétition entre la France et l’Algérie ?

La France a toujours renversé d’une main ce qu’elle prétend ériger de l’autre. À croire qu’elle adore remuer le couteau dans la plaie. Chaque fois que l’on trouve un terrain d’entente, elle le mine. Je me demande si [Emmanuel] Macron a suffisamment de recul pour sauter le pas. Il ne sait pas panser les blessures, ni penser l’avenir de son pays. L’Algérie commence sérieusement à se lasser des volte-face de ce monsieur. Avec un minimum de présence d’esprit, l’État français comprendrait qu’il a tout à gagner aussi bien avec l’Algérie qu’avec l’Europe.

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De même, quel regard portez-vous sur les tensions croissantes entre l’Algérie et le Maroc ?

Impardonnable ! Je suis écœuré par les tensions qui chahutent le devenir de nos futures générations, écœuré par les insultes grossières que s’adressent les deux camps sur les réseaux sociaux et, parfois, dans les médias. Je suis viscéralement maghrébin. J’adore le Maghreb. Je crois au grand Maghreb parce qu’il est la rampe de l’émancipation définitive de nos pays. En attendant de voir s’assagir la Libye, il nous est arrivé de toucher du bout des doigts le sceptre en mesure de nous garantir la vraie souveraineté : notre forte identité araberbère.

La Tunisie, l’Algérie et le Maroc sont un même peuple. Nous sommes un eldorado en jachère. Nous sommes riches de nos terres et riches de nos génies. Nous avons tout pour compter avec bonheur sur le bassin méditerranéen et inciter l’Afrique entière à prendre son destin en main. Bien sûr, les prédateurs ne ménageront aucun effort pour nous empêcher de réaliser nos grands projets, mais il nous appartient de remettre chacun à sa place et d’aller de l’avant.

Dans Les Vertueux, votre précédent roman, vous abordiez la question de la mémoire. Que pensez-vous de la demande de restitution de biens historiques de l’Algérie à la France en juin ?

C’est une demande légitime. Il faut rendre à César ce qui est à César. Plus que jamais, nos deux peuples aspirent à la quiétude. Il revient aux gouvernements d’œuvrer dans ce sens en réparant les dégâts de l’Histoire et en ouvrant des chantiers heureux pour les uns et pour les autres.

Cœur d’amande, de Yasmina Khadra, Mialet Barrault, 320 pages, 21 euros

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